26.

 

Les prévisions de Médès se réalisaient en tous points.

Isolé, déprimé, Sobek tournait comme un fauve en cage, craignant de ne jamais retrouver la liberté. Les portes se fermaient une à une, et il se sentait privé de son souffle vital : l’appui du pharaon. « Pas de fumée sans feu », murmurait-on, même dans les rangs des policiers. Sobek le Protecteur n’était peut-être pas irréprochable. Nanti de trop de pouvoirs, n’avait-il pas franchi les bornes de la loi en se croyant intouchable ?

L’accusé ne savait pas où chercher : aucun soupçon précis, pas la moindre piste, plus aucun moyen d’investigation. À part protester de son innocence, Sobek était réduit à l’inaction. Forcément traîné dans la boue lors d’un procès au cours duquel on inventerait de nouveaux griefs en faisant témoigner jaloux, déçus et aigris, il serait condamné à une lourde peine.

Face à une telle injustice, il aurait dû tenter de quitter le pays. Mais Sobek ne se comporterait pas comme un lâche. De plus, une telle dérobade prouverait sa culpabilité. Il ne lui restait plus qu’à espérer un miracle.

Frappé au cœur, il voyait détruire le travail accompli depuis plusieurs années. Suspectés de collusion avec leur chef, les membres de la garde rapprochée du souverain avaient été mutés dans d’autres unités et remplacés par des militaires de carrière sans formation face à des attaques terroristes. De plus, la rivalité entre leurs supérieurs, dont chacun cherchait à s’attirer les faveurs du vizir en vue d’une promotion, désorganisait les patrouilles, les rondes et la surveillance du palais.

Sobek redoutait le pire.

 

Iker et le maître boucher s’entendaient à merveille. Bien qu’il eût compris les difficultés et l’aspect rituel de son travail, le jeune scribe ne serait jamais capable de l’accomplir. Mais on ne lui demandait rien d’autre que de tenir avec rigueur la comptabilité des pièces de viande dont aucune ne devait être détournée du service des dieux.

Un jour par semaine, le maître boucher s’absentait de l’atelier pour participer à des cérémonies au temple d’Hathor, en compagnie des dames de la Demeure de l’Acacia, dont la supérieure n’était autre que la reine.

Alors qu’ils se régalaient d’un faux-filet, Iker s’enhardit à interroger l’artisan.

— T’arrive-t-il de converser avec la souveraine ?

— Quand elle réside à Memphis, elle dirige le rituel et ne se répand pas en bavardages.

— Pourquoi es-tu associé à ces prêtresses ?

— Je leur apporte la force de Seth qu’elles seules savent maîtriser et intégrer dans une harmonie d’origine céleste. Ignores-tu qu’Horus et Seth cohabitent dans le même être, celui de Pharaon ? La reine est l’unique voyante capable de discerner l’unité de cette dualité. En contemplant le roi, elle le crée. En le créant, elle lui permet de concilier l’inconciliable.

Iker eut envie d’affirmer que, chez Sésostris le tyran, Seth prenait le pas sur Horus, mais il parvint à tenir sa langue.

— La tâche de la reine d’Égypte semble ardue, avança-t-il.

— Surtout en ce moment !

— Que se passe-t-il ?

— Elle multiplie les rites de protection de la personne royale à cause de la crise de la police dont le chef, Sobek, est accusé d’abus de pouvoir. Un coup très dur pour le pharaon qui avait totale confiance en lui. Le vizir réorganise les services de sécurité, et ça prendra du temps.

— Le palais ne reste quand même pas ouvert à tous les vents !

— Presque ! Le dispositif peaufiné par Sobek a volé en éclats. Hier soir, en apportant avec mon assistant le repas destiné au roi, j’ai constaté que de nombreux contrôles n’étaient plus effectués.

Une évidence s’imposait : Iker devait prendre la place de cet assistant. La déchéance de Sobek le Protecteur ne lui offrait-elle pas l’occasion inespérée d’agir ?

 

Après avoir savouré sa ration de sel, l’Annonciateur fit peser sur le Libanais son regard de rapace.

— Qu’as-tu à m’apprendre, mon ami ?

— D’excellentes nouvelles, seigneur ! Sobek le Protecteur a été démis de toutes ses fonctions. Hors de doute qu’il est tombé dans un piège tendu par Médès, mais je n’en ai pas la preuve formelle. Il me paraît préférable de ne pas pousser plus loin mes investigations.

— Qui remplace Sobek ?

— Personne. Il avait tant de responsabilités et de compétences que son éviction creuse un véritable gouffre. Le vizir s’efforce de le combler sans trop de succès. Ainsi la sécurité du roi est-elle moins bien assurée.

— Pourquoi Khnoum-Hotep se comporte-t-il ainsi ?

— À ses yeux de rigoriste, l’application de la loi passe avant toute autre considération. D’après des bruits de couloir, le dossier qu’il possède contre Sobek serait accablant.

— Une sorte de règlement de comptes…

— Probablement. Khnoum-Hotep fut chef de province, et il ne doit pas lui déplaire d’évincer d’anciens adversaires. Je suppose qu’il ne s’arrêtera pas en si bon chemin et s’en prendra bientôt à d’autres personnalités proches du monarque.

— Serait-il possible d’obtenir des informations sur l’intérieur du palais et les appartements privés de Sésostris ?

— Quand Sobek dirigeait les services de sécurité, je vous aurais répondu par la négative. Aujourd’hui, c’est différent. Les gardes et le personnel ne sont plus soumis à la même discipline.

— Tâche de savoir à quel moment précis le roi sera le plus vulnérable.

— Vous pensez que…

L’Annonciateur s’exprima avec une extrême douceur.

— Le destin pourrait faire progresser notre cause bien plus vite que prévu.

 

Les tavernes regorgeaient de petits truands prêts à commettre un mauvais coup de plus, mais dans des limites raisonnables. Certes, la mise à l’écart de Sobek le Protecteur encourageait nombre de délinquants à reprendre leurs activités. Hélas ! la plupart, déjà connus de la police, n’avaient guère envie de retourner en prison. Le vizir ne plaisantait pas avec la sécurité des personnes et des biens. Crime et viol étaient passibles de la peine de mort, et le vol considéré comme un délit grave. Un voleur faisait preuve d’avidité, la principale manifestation d’isefet, puissance destructrice opposée à Maât.

Pour trouver l’oiseau rare, Gergou devait profiter de la période de flottement pendant laquelle Khnoum-Hotep réorganisait les forces de l’ordre et nommait de nouveaux responsables. Mais l’âme damnée de Médès demeurait pessimiste.

Les tavernes ? On y parlait beaucoup, beaucoup trop. Y dénicher des hommes de main comme ceux qu’il employait d’ordinaire, puis les réduire au silence, passe encore ; on les oublierait vite, et personne ne les regretterait. Mais l’assassin d’un pharaon… Il lui fallait une envergure certaine ! Dans les maisons de bière, Gergou n’avait repéré aucun tueur potentiel.

Il explora méthodiquement les quartiers modestes de Memphis où régnait pourtant une réelle joie de vivre. Aucune famille ne subissait la misère, et la popularité de Sésostris ne cessait de croître. Grâce à lui, on mangeait à sa faim, on bénéficiait des services de santé, on vivait en paix et l’on ne redoutait plus le lendemain.

Quand le pharaon était un bon pharaon, tout allait bien.

Lors de ses discussions, Gergou n’entendit que les louanges du monarque. Dépité, il ne poursuivit pas plus avant.

Restaient les docks.

Deux avantages : la force physique des dockers, indispensable pour tuer le roi, et le caractère cosmopolite de la profession. Ne valait-il pas mieux que l’assassin fût un étranger ?

Gergou se renseigna sur les effectifs, en s’intéressant plus particulièrement aux préposés à la manutention des céréales. En tant qu’inspecteur général des greniers, il avait accès à l’ensemble des documents administratifs.

Après plusieurs jours de recherche, un détail l’intrigua. Sur le quai deux, l’équipe prévue comportait dix dockers, dont un Syrien et un Libyen.

En réalité, ils étaient onze.

Ce onzième travailleur n’avait donc aucune existence légale. En observant les allées et venues sans être vu, Gergou s’aperçut qu’un grand type au torse couvert de cicatrices détournait de temps à autre un sac qu’il cachait dans l’entrepôt voisin. À chaque opération, il échangeait quelques mots avec le Libyen.

La nuit tombée, ce dernier apparut accompagné de deux ânes, chargea les sacs et quitta le port. Gergou les suivit. Le Libyen déchargea son butin qu’il dissimula dans une cabane proche de son domicile, situé dans un faubourg tranquille.

Alors qu’il franchissait le seuil, Gergou se montra.

— Reste calme, l’ami, la maison est cernée. Si tu tentes de t’enfuir, les archers t’abattront.

— Vous êtes… la police ?

— Pire que ça : service de répression des fraudes. Avec nous, pas de jugement, pas de tribunal, mais sanction immédiate. Je sais tout de ton trafic. Vol de céréales, ce sont les travaux forcés à perpétuité. Mais on pourrait peut-être s’arranger.

Effrayé, le Libyen balbutiait.

— S’arranger… comment ?

— Entrons.

La demeure était plutôt coquette.

— Ta petite entreprise te rapporte !

— Il faut me comprendre, je voulais compléter mon salaire. Je ne recommencerai pas, je vous jure !

— Ton complice, qui est-ce ?

— Personne… Je n’ai aucun complice.

— Encore un seul mensonge, et finie la liberté !

— Entendu, il y a bien quelqu’un qui me donne un coup de main. C’est… c’est mon frère.

— Un travailleur clandestin ?

— En quelque sorte.

— Pourquoi n’est-il pas entré en Égypte de manière légale ?

— Ça ne l’arrangeait pas trop.

— La vérité, tout de suite !

Le Libyen baissa la tête.

— Il a tué un policier qui l’avait insulté. Mon devoir était de le sauver. Comme il n’est pas inscrit sur la liste des dockers salariés, on se débrouille. Les autres acceptent de ne rien dire.

— Où habite-t-il ?

— Dans une masure, près du port.

Gergou exigea des détails afin de pouvoir la trouver aisément.

— Son nom ?

— Le Couturé. Pour être franc, il a toujours été un peu bagarreur.

— Il n’a sans doute pas supprimé qu’un seul policier, ton gentil frère.

— Il fallait bien qu’il se défende ! Vous allez nous arrêter ?

— Ça dépend, répondit Gergou, énigmatique.

— Ça dépend… de quoi ?

— De votre désir de coopérer, à toi et à ton frère.

— Que devrons-nous faire ?

— Toi, te taire et travailler normalement, tout en expliquant à tes collègues que ton frère est reparti pour la Libye.

— Alors, vous l’arrêtez !

— Je vais lui proposer une mission dans l’intérêt de la répression des fraudes, annonça Gergou. S’il la mène à bien, il aura une autorisation de séjour et un permis de travail. Vous serez tous les deux en règle et cesserez de vous comporter comme des voleurs. En revanche, s’il refuse, votre avenir se présente très mal.

— Je peux… lui parler ?

Gergou fit mine d’hésiter.

— Ce n’est pas très réglementaire.

— Accordez-moi votre confiance, je vous en prie ! Le Couturé risque de mal réagir si je ne prépare pas le terrain.

— Tu me demandes beaucoup, mais j’accepte d’être bon prince. Demain, tu parles à ton frère, vous ne détournez plus aucun sac et, le soir, je le rencontre chez lui. Tâche de te montrer convaincant.

— Comptez sur moi !

Les mystères d'Osiris - 02 - La conspiration du mal
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